Melbourne, 17 septembre 1996 - "Bienvenue dans notre monde, Eva." souffla Alycia Carlson, cette jeune mère épuisée après un accouchement difficile. Mais quand elle prit ce petit être sur elle, toute la fatigue et toute la douleur disparurent. Elle avait sa petite fille, sa petite princesse. Elle était là, bien présente. Relevant le regard vers son mari,   la jeune femme leva une main pour essuyer les larmes de bonheur qui coulaient sur la joue de son époux. C'était la joie absolue. Une joie qui fut cependant bien trop éphémère. Quelques heures plus tard, les larmes de tristesse remplacèrent les larmes de bonheur. Alycia avait eu des complications post-accouchement, une hémorragie qui lui avait été fatale. Elle avait quitté ce monde, en laissant derrière elle ses quatre aînés et cette petite fille qui ne la connaîtra jamais. Ce fut le plus gros traumatisme d'Eva. Elle évite très souvent le sujet, mais son regard ne trompe pas : elle se sent coupable de la mort de sa mère, ce que sa famille ne comprend pas. Et comme si le destin n'était pas assez terrible, il avait fait d'Eva le portrait caché de sa mère : même regard, même couleur des yeux, mêmes mimiques. Sans doute cela participa-t-il à la surprotection qu'elle eut de la part de ses frères et de son père. Elle n'était plus la petite princesse d'Alycia Carlson, mais la petite princesse de la famille entière. Toutefois, et même si elle était redevable de l'attention qu'elle eut depuis ses premières années de vie, vivre avec cinq hommes n'était pas des plus simples. Eva dut apprendre à se faire une place, à s'imposer face à ces cinq hommes. Elle dut apprendre à devenir une petite fille, pas trop garçon manqué. Puis elle dut apprendre à devenir une adolescente, à affronter les problèmes propres à cette période de la vie : le corps qui change, les premières règles, le premier petit ami, le premier baiser, la première fois. Tant de sujets qu'elle ne put pas aborder avec sa famille. Heureusement, elle eut quelques modèles féminins sur lesquels elle pouvait s'appuyer et qui lui permirent de vivre, plus ou moins facilement, cette période pleine de troubles.

Melbourne, les années suivantes - "Vous êtes encore collés ensemble, tous les deux ?! On va finir par vous marier !" lâcha l'un des frères d'Eva, taquin, en voyant sa petite soeur en train de jouer à un jeu de société avec Hélias. Les deux enfants se regardèrent, les sourcils arqués et lâchèrent d'une même voix un "Beurk !" collectif, bien vite agrémenté d'un "Jamais de la vie !" de la part d'Eva. Hélias, elle le connaissait depuis sa plus tendre enfance. C'était un ami, juste un ami. C'était du moins l'image qu'elle pensait avoir d'Hélias, mais l'adolescence et les hormones changèrent quelque peu cette idée-là. Plus les années passaient et plus le regard d'Eva changeait sur son ami. Elle sentait bien que quelque chose changeait entre eux, qu'il n'était plus qu'un simple ami. Elle se surprit à jalouser les petites amies du beau brun. Elle se surprit à vouloir imposer sa présence, montrer qu'elle était toujours là, elle aussi, quand le regard d'Hélias se perdait sur ces bimbos qui ne le méritaient pas. Et quand on les voyait l'un à côté de l'autre, et que leur entourage vantait à quel point ils étaient mignons ensemble, Eva se surprit à y croire, à se demander quelle histoire ils pourraient construire tous les deux, eux qui connaissaient tout l'un de l'autre. Mais par peur de gâcher leur amitié - et par peur du rejet - la jeune femme garda ses sentiments pour elle, sans même se demander si Hélias pouvait ressentir lui aussi la même chose. Ce serait bien invraisemblable ! Alors, elle préféra jouer la bonne amie, continuant de garder un oeil attentif sur lui, continuant de le protéger. Mais parfois la notion de protection n'était pas la même pour tous...

Melbourne, octobre 2019 - "Service de la protection de l'enfance, bonjour. Que puis-je pour vous ?" Téléphone en main, le coeur d'Eva s'arrêta un instant en entendant la voix de l'interlocutrice. Les larmes lui montèrent aux yeux en sachant ce qu'elle s'apprêtait à faire. Mais c'était pour le bien d'Hélias, pour le bien de sa petite soeur, Mia. C'était du moins ce qu'elle se disait pour se donner de la force. Elle se disait qu'elle avait raison de faire cela, qu'Hélias avait besoin d'un électrochoc. "Oui bonjour, je vous appelle parce que... parce que mon ami a des problèmes." Ce jour-là, Eva raconta tout à l'agent de la protection de l'enfance. Elle parla du séjour en prison du père d'Hélias. Elle parla des difficultés financières que son ami connaissait. Elle parla de la dérive dans lequel il avait sombré, de ces combats illégaux qui le mettaient en danger, qui risquaient de l'arracher à Mia, qui risquaient de mettre en danger la petite fille. Eva avait tout essayé. Elle avait essayé de mettre Hélias devant le fait accompli, de lui faire prendre conscience du danger dans lequel il s'embourbait. Mais pour la première fois depuis tant d'années, Eva ne parvint pas à convaincre Hélias. Face à lui, face à cette détermination malsaine qu'elle lisait dans son regard, elle se sentait impuissante, avec la terrible impression qu'Hélias lui échappait pleinement. Alors, elle n'avait pas eu d'autre choix que de passer cet appel. Un appel qui eut de lourdes conséquences et duquel ni l'un ni l'autre n'en sortirent indemnes.

Melbourne, de nos jours - "Pourquoi il ne me rappelle pas ? ça m'énerve tellement quand il fait ça !" lâcha Eva, excédée, en tombant de nouveau sur la messagerie d'Hélias. A côté d'elle, affalé sur le canapé, Arthur, son petit ami depuis bientôt quatre mois, finit par poser une main sur son bras pour attirer son regard. Eva redressa la tête et posa un regard interrogateur sur lui. "Je croyais qu'on devait passer un moment ensemble, non ?" finit-il par dire. "Là, tout ce que je vois, c'est que tu ne me parles pas. Tu passes ton temps à essayer d'appeler Hélias. C'est comme si je n'existais pas et honnêtement, ça ne me plaît pas. Alors, dis-moi si tu veux que je rentre chez moi, ça sera plus simple." Eva lâcha un long soupir, en secouant la tête. "Non, je ne veux pas que tu partes. Désolée, j'arrête. J'éteins même mon téléphone, si ça peut te rassurer." Sur ces mots, la jeune femme éteignit effectivement son téléphone portable. Arthur avait raison. Il devait être sa priorité. Et depuis quelques jours, il tentait de lui faire comprendre cela, laissant planer un ultimatum qui finirait forcément par tomber sur Eva. La jeune femme posa son téléphone sur la table basse et se réfugia dans les bras de son petit ami, avec un sourire forcé. Tant pis, Hélias lui laissera un message, s'il daignait la rappeler. Depuis cet appel auprès de la protection de l'enfance, tout avait changé. Eva avait cru bien faire. Mais quand elle avait reçu l'appel d'Hélias, en panique, qui lui annonçait qu'on lui avait retiré Mia, Eva avait compris qu'elle s'était trompée sur toute la ligne. Elle n'avait pas voulu cela. Elle avait juste voulu qu'il ait peur, qu'il ait un électrochoc qui le pousse à sortir la tête hors de l'eau. Elle ne pensait pas que les services sociaux lui enlèveraient celle qui était tout pour lui. Depuis, elle le voyait sombrer encore plus dans la violence des combats illégaux. Elle le voyait faire face à des démons qu'elle n'arrivait pas à écarter. Elle le voyait prendre de la distance avec elle. Elle le voyait éprouver de la colère face à cette personne qui l'avait dénoncé, sans savoir que c'était Eva, la fautive. Elle redoutait le moment où il connaîtrait toute la vérité. Elle savait qu'elle allait devoir crever l'abcès un jour ou l'autre. Et ce jour-là, elle craindrait de perdre à jamais celui qui était si important à sa vie...