Être hollandais demande une certaine ouverture d'esprit et une bonne dose de curiosité pour apprendre au minimum quelques rudiments de la vie utiles à grande échelle. A minima parler une langue à plus large portée, comme l'anglais ou l'allemand. Celle de Shakespeare permet d'aller partout, sauf dans certains pays latinos d'Amérique du Sud. Rien de plus compliqué alors que de découvrir et maîtriser les bases d'espagnol en supplément, et toutes les portes du monde s'ouvrent d'une manière ou d'une autre. Son truc à Lucas n'a jamais été de devenir un community manager fédérateur ni l'un des plus savants professeurs d'histoire dans l'université de Groningen ou Rotterdam. Léger paradoxe, il ne voulait pas diriger un collectif au lycée mais se débrouillait pour prendre activement part avec ses motivations dans le but commun d'un travail d'équipe qu'il s'agisse du cours d'éducation physique sportive ou d'un devoir à présenter en classe. Apporter sa pierre à l'édifice oui, s'en attribuer le mérite non. Alors c'est compliqué de savoir vers quoi s'orienter après l'obtention de son diplôme à dix huit ans. Une année sabbatique n'aide pas à prendre une décision, sauf celle de se lancer en sociologie pour une durée de trois mois avant d'abdiquer. Lucas ne s'y voit à sa place, cela manque de concret. Politique ? Il hésite, mais n'apprécie pas les débouchés et envisage s'inscrire plus tard candidat libre sur une liste au lieu de passer des années d'art oratoire et de technique de diversion pour avoir une mention honorable qui le lancerait dans le bain frémissant des luttes d'idées. Son temps il le passe à commenter des publications d'AFP et de Reuters sur les réseaux sociaux. Il alimente la critique, amplifie la pensée d'un pan des gens comme lui. Il écrit des notes, contribue à des blogs, s'adonne aux pamphlets, change de registre puis de langue d'un texte à l'autre, et couvre bien des domaines différents. Sa prédominance va toutefois vers les sujets sociaux, les conflits géopolitiques et la migration humaine. L'époque cinématographique commence à traiter de plus en plus d'épisodes de pouvoir sur des territoires nationaux ou divisés entre diverses factions. Les films sont à moitié des documentaires, à moitié des scènes d'action pour adoucir la gravité des faits aux yeux du public spectateur. Lucas s'intéresse à ce qui a motivé les divergences, ce qui a poussé la situation à en être à l'état actuel, et les causes de la souffrance des peuples locaux. Lucas souhaite voir les choses au coeur même, les décrire, les montrer au monde. Il en discute avec sa petite amie, Mary, une étudiante anglaise en Erasmus à Amsterdam. Quand elle rentre dans son pays, lui part pour le Burkina Faso et le Mali pour couvrir son premier boulot comme rédacteur de dépêche. C'est le début d'une longue série de couvertures médiatiques libres qui le font voyager majoritairement aux confins de l'Afrique et de l'Amérique du Sud. L'Asie n'est pas un terrain qu'il fréquente souvent, bien qu'il y a mis les pieds plusieurs fois.

Il narre ses récits de voyage par Skype à sa famille et sa petite amie, mais souvent il se rend compte qu'il n'y a pas tant que ca à raconter. Vient la perte de son petit frère, terrassé par une crise cardiaque avant même qu'il ne puisse fêter sa majorité. Le deuil demande du temps, surtout pour les parents qui voient disparaître leur plus jeune enfant après une fille aînée et un premier fils qu'est Lucas. A quatre pendant plusieurs semaines, les choses semblent être surmontées, et Lucas repart à l'étranger. Il agit bientôt pour n'importe quelle source, n'importe quelle association humanitaire sur les mêmes lieux que lui. Sa travail dépasse le cadre du journalisme de terrain, il devient le grand frère d'enfants kenyans qui découvrent ce qu'est une école, d'orphelins philippins après le passage du typhon Haiyan en 2014, de jeunes délaissés à leur sort dans les rues de Bogota.

Il vient et repart comme il est arrivé dans chaque pays : vêtu du strict nécessaire et d'un sac à dos avec quelques affaires de rechanges et un appareil photo de taille de plus en plus petite par l'évolution de la technologie. Lucas se dit qu'un jour il ne lui suffira que d'un stylo pour écrire et immortaliser ce qu'il voit. Mary rompt en 2016, lassée de voir Lucas vivre plus passionnément sa vie de baroudeur plutôt que de sa vie de couple. Elle supporte aussi difficilement les allusions constantes mais pourtant dénuées d'intérêt que le natif de Nijmegen lui rapporte par rapport aux femmes qu'il croise et trouve courageuses de s'aventurer elles aussi avec des motivations tout autant louables. Leur rupture pousse Lucas à ne plus s'arrêter de passer d'un continent à l'autre, des rives du Nil aux monastères tibétains en passant par l'Amazonie. A chaque année son lot de surprise : 2017 sonne la fin de la récréation pour Lucas qui est à deux doigts de se faire tuer dabord au Venezuela pendant qu'il s'est transformé en paparazzi de trafiquants d'armes influents agissant avec des boucliers humains comme protection pour leurs activités. Cette première fois, il parvient à ne pas se faire repérer et s'enfuit au Brésil pour rejoindre Cayenne en Guyane Française puis rentrer en Europe. Mais cet épisode n'était qu'un avertissement. Quatre mois plus tard, à la fin novembre, alors qu'il relate la crise anglophone au Cameroun, il est soupçonné de vendre ce que la BBC Afrique veut montrer au monde sous des montages d'images en faveur des séparatistes, et le temps de démêler le vrai du faux sur son identité joue en sa faveur. Sommé de rester à genoux pendant des heures, l'arrivée d'un groupe d'opposants le sauve d'une exécution qu'il avait déjà imaginée le faire rejoindre son frère au paradis. L'image de l'arme chargée et pointée sur son front poursuit Lucas des jours et des semaines. Lui qui n'avait plus son pays plus de deux semaines depuis des années se donne le temps d'une reconsidération. Il a entendu des histoires, pourrait devenir un sacré conteur devant un auditoire d'étudiants fervents d'apprendre la véritable facette du Monde, a même vécu des moments désagréables au plus haut point. Mais l'idée de pouvoir mourir du jour au lendemain de par la pertinence qu'il veut apporter à la version cachée des conflits, il n'est pas prêt de l'accepter.

Les Pays-Bas lui ont à peine manqué, qu'il décide de visiter un peu d'Europe le temps de songer à la suite de sa carrière et de ses idéaux enterrés. Il ne pourra jamais être qu'un narrateur, mais toutes ces choses ne changeront pas par sa plume ni sa témérité de journaliste amateur curieux. Il lui faut désormais vivre d'autre chose, à l'européenne. Mais c'est quoi la vie à l'occidentale, quand on a passé plus de temps en exil pour tracer le film de récits des antipodes de la société qu'on nous vend ? Il recherche alors la beauté et le souvenir optimiste de ces années vécues sous la chaleur d'une avidité vorace de dépasser les frontières de beaucoup trop de choses. Tout réapparaît sous forme de flashs, parmi lesquels ce Zastava M21 collé au dessus de son nez qui peut décider de mettre un terme à son existence au moindre mouvement. Les images s'arrêtent sur la premier renseignement qui vient à son esprit : Melbourne. Ville d'Australie. Un coin paisible, aux moeurs occidentales. Il n'y a que les saisons qui sont inversées. Parfait pour redonner un autre sens à sa vie. Lucas trouvera quoi y faire : acquérir une Mitsubishi Lancer pour quinze mille dollars australiens et devenir chauffeur pour Uber après une année passée dans l'état de Victoria comme l'exige la réglementation en vigueur. Les petits boulots amassés ne suffisent pas pour payer le véhicule, il contracte à cette fin un crédit à rembourser. Définitivement, Lucas a changé de mode de vie. Mais il reste à jamais au service de la communauté, sans en être un leader. Voilà pourquoi depuis sa tentative à l'université, la politique c'est tombé à l'eau.