La soirée à l'hôpital avait été éreintante. Un jeune homme, d'une vingtaine d'années, s'était présenté aux urgences aujourd'hui, en sang. Eva avait pris en charge ce patient, en compagnie d'un titulaire. Et alors qu'ils avaient posé toutes les questions nécessaires à ce patient, Eva avait eu le droit à des confidences de la part de son collègue. Le jeune homme affirmait qu'il était tombé. Son collègue, lui, était persuadé que c'était une vengeance de gang. Gang... Un simple mot qui ruina la fin de journée pour la jeune femme. Elle n'arrêtait pas de se dire que ce jeune homme, ça pouvait être Hélias. Et cela lui brisait le cœur. Pourtant, en tant que future infirmière, elle n'avait pas le droit de laisser ses émotions prendre le dessus, alors elle avait occulté tout cela et s'était attelée à ses tâches comme d'habitude. Mais sur le chemin du retour, son téléphone sonna. Elle fronça les sourcils et décrocha : « Eva ? C'est Jake ! Dis-moi, tu aurais le temps de passer au bar. Il y a ton pote, Javadd, qui n'est pas dans un bel état. Je n'ai pas envie qu'il rentre seul. » Qu'est-ce qu'il avait encore fait, celui-là ?! Eva assura à Jake qu'elle était en route. Elle qui rêvait d'un bain chaud et de retrouver son lit allait devoir attendre encore un peu. Elle récupéra son véhicule et se dirigea jusqu'au bar où Jake travaillait. Arrivée sur place, les rires se faisaient entendre. Certaines personnes déjà bien alcoolisées étaient à l'entrée et semblaient être parties dans des débats existentiels qui firent sourire la jeune femme. Elle entra ensuite dans le bar, son regard balayant la foule jusqu'à s'arrêter sur ce jeune homme qu'elle connaissait bien. Elle avança jusqu'au comptoir du bar et se hissa sur l'un des hauts tabourets. « Alors, comme ça tu te fais remarquer ? » dit-elle en posant son regard sur Javadd, léger sourire aux lèvres. Les leçons de morale viendront sûrement bien plus vite que prévue

Parfois, quand elle voyait Javadd et Hélias ensemble, elle avait l'impression d'avoir trente ans de plus qu'eux. Il fallait dire qu'Eva était d'une maturité déconcertante pour son âge. Bien qu'elle soit la dernière d'une fratrie, être la seule fille de la maison l'avait poussé à grandir plus vite, à prendre sous son aile les hommes de la maison. C'était peut-être ce réflexe-là qu'elle gardait auprès de ses amis. Elle était toujours celle qui arrivait quand l'un d'eux avait trop abusé de la bouteille. Elle était toujours celle qui faisait la morale. Et même si cela devait parfois être énervant pour eux, Eva savait qu'elle faisait cela pour eux, et rien que pour eux. Elle n'avait pas envie de les retrouver en cellule de dégrisement ou pire encore... Alors, évidemment, quand elle avait reçu l'appel de son ami barman, qui lui disait que Javadd avait encore fait des siennes, Eva s'était empressée de rejoindre le bar où se trouvait son ami. Arrivée près de lui et se hissant sur le tabouret à ses côtés, elle tenta un trait d'humour. Et même avec plusieurs grammes d'alcool dans le sang, Javadd faisait encore du grand Javadd. Elle leva les yeux au ciel, amusée, alors qu'il évoquait son physique avantageux. Il ne perdait jamais le Nord, celui-là ! "ça va les chevilles ? Pas trop gonflées ?" répondit-elle en riant, en faisant référence à cette assurance qui se dégageait toujours du jeune homme. Mais elle n'était pas dupe, Eva. Même si à l'extérieur, il passait pour l'homme sûr de lui, charmeur à souhait, elle savait qu'à l'intérieur, il était vulnérable. Quand il lui demanda si elle était venue pour boire un coup ou lui faire un simple coucou, elle posa un regard empreint de douceur : "A ton avis ?" C'était plus une question rhétorique. Il savait très bien pourquoi elle était là. "Il se fait tard. Tu ne crois pas qu'il faudrait rentrer ?" Elle n'avait pas envie d'être trop imposante, alors, elle lui laissait croire qu'il avait le choix... même s'il ne l'avait pas, évidemment.

C'était un éternel recommencement. Eva ne comptait même plus les appels passés pour lui dire que Javadd était dans un sale état. Et si ce n'était pas Eva, c'était sûrement Giuliana qui s'y collait. Mais elle gardait espoir que tout ce que les deux demoiselles faisaient restait ancré dans la tête du jeune homme. Alors qu'elle aurait pu laisser tomber, l'abandonner de manière lâche, la jeune femme continuait d'être là, présente, avec cet espoir de le voir s'en sortir. Elle savait que derrière l'assurance de Javadd se cachait une grande souffrance. Et c'était sûrement cela qui donnait à Eva de l'énergie pour deux, lui donnait envie de tenir bon pour lui, pour l'aider à se sortir de son enfer. Sans doute finira-t-elle par perdre quelques plumes au passage,  en se donnant tellement à fond pour Javadd, pour Hélias. Mais elle était forte, Eva, malgré ses attitudes de princesse et sa bouille angélique qui laissaient croire, de prime abord, qu'elle était une petite chose toute fragile. S'installant à ses côtés et plaisantant du physique avantageux de Javadd, Eva ne put se retenir de rire en le voyant lever la jambe pour lui montrer ces fameuses chevilles. "Quelle souplesse !" s'exclama-t-elle, amusée, alors qu'il parlait de ses chaussettes Pokemon. "J'espère que ce n'est pas du Pikachu, sinon, tu es dépassé, Jav'. La valeur sûre, c'est Salamèche, maintenant."  Elle entrait dans son jeu parce qu'elle ne voulait pas le braquer de suite. Elle appuya sur sa jambe pour qu'il la repose à terre. "Allez, arrête Monsieur-jolies-chevilles, tu vas te faire un claquage." Ou se casser la figure... Elle a juste le temps de le retenir par le bras, en voyant qu'il était à deux doigts de tomber. Eva secoua la tête en l'entendant rire, puis lui commander un verre, qu'elle refusa d'un signe de la tête vers le barman. Elle essaya la méthode douce, en arrondissant les angles, en lui disant qu'il était tard. Mais ce n'était jamais tard pour Javadd. "Oui, mais pour le barman, c'est tard. Il a peut-être envie de rentrer chez lui."  Elle descendit du haut tabouret et ajouta : "Si tu veux, on prend le dernier verre chez moi..."

Eva retint un rire quand Javadd partit vérifier le pokemon qui se trouvait sur ses chaussettes. "Depuis que Salamèche se transforme en Dracaufeu, mon chou. LA puissance incarnée." répondit-elle, finissant par lâcher ce rire qu'elle retenait de trop. En même temps, il ne fallait pas lancer Eva sur le sujet des Pokemon, c'était le jeu vidéo de son enfance !... et le seul où elle ne trichait pas, aurait sûrement rajouté Hélias. Bref, si Javadd pouvait mettre ce débat sur le compte de l'alcool, Eva, elle, n'avait aucune excuse. Et évidemment, elle retrouva un semblant de sérieux quand Jav manqua de se casser la figure en voulant montrer ses jolies chevilles. "Oui les plus belles que j'ai pu voir !" dit-elle en levant les yeux au ciel, afin de le pousser à arrêter ses acrobaties. Et alors qu'elle tentait de l'amener vers la sortie, utilisant l'excuse du barman, elle jeta un regard désabusé sur son ami quand il trouva le moyen de rétorquer. Il voulait toujours avoir le dernier mot ! "Tu ne savais pas que j'étais médium à mes heures perdues ?" Il jouait au chiant, elle jouait à la chiante, elle aussi. Tout sourire, qui plus est. Elle fit mine de regarder le barman et plaça deux doigts sur ses temps, s'improvisant médium de pacotille. "Et là... et là, je lis dans son esprit qu'il a très envie de retrouver sa femme qui galère avec leur nouveau-né..." Bon là, ce n'était pas du jeu, puisqu'elle connaissait vraiment le barman et elle savait qu'il avait eu un enfant depuis peu. "... et n'importe quel pourboire ne pourra jamais apaiser la colère d'une femme. Tu devrais le savoir, ça !" Elle tira la dernière carte de son jeu en lui proposant un dernier verre chez elle. Histoire qu'elle le garde à l'oeil cette nuit... Elle retint un soupir de soulagement quand il accepta enfin, se levant et criant à tous qu'il s'en allait, accompagné qui plus est ! "Tu n'es pas croyable, Jav." dit Eva, partagée entre l'envie de rire des bêtises de Javadd et la tristesse. S'il était comme ça, c'était tout simplement parce qu'il souffrait. ça, elle le savait. Elle s'approcha de lui et lui tint le bras, dans un geste amical et dans le but de le retenir s'il venait à trébucher. Le barman lui adressa un regard reconnaissant et ensemble, ils quittèrent le bar. Dehors, l'air frais contrastait pleinement avec l'atmosphère ambiante du bar. Eva profita un instant de cette brise, avant de reprendre la direction de son véhicule où ils finirent par monter afin de rejoindre l'appartement d'Eva. Quand cela fut fait et qu'ils étaient dans l'appartement chaleureux de la jeune femme, cette dernière demanda : "Je te sers quoi ? Café ? Thé ? Tisane ?" Le large sourire qu'elle avait sur le bout des lèvres montra qu'elle l'avait clairement escroqué sur le dernier verre qu'elle avait proposé. Il avait assez bu !

Effectivement, ils partaient loin dans ce débat ! Mais quand Javadd acheva les arguments d'Eva en mettant en avant la désobéissance bien trop connue de Dracaufeu, la jeune femme hocha la tête : "Un point pour toi !" Mais c'était ça qui était drôle. Ce côté sauvage, je-m'en-foutiste, négligeant des règles. "Il faut croire que j'aime bien les rebelles." dit-elle en riant. Et pourtant, quand on voyait la vie d'Eva, il n'y avait rien de rebelle. Fille de flic, seule fille de la famille, avec des petits amis toujours irréprochables. Au fond, c'était peut-être pour ça qu'elle n'était pas pleinement heureuse, que son regard se perdait sans cesse sur Hélias qui, lui, était bien plus intrépide qu'elle. C'était peut-être pour cela qu'elle avait dans son entourage des âmes brisées, comme Javadd, qui partait dans l'amusement à l'extrême. Cela contrebalançait avec l'attitude si parfaite, presque ennuyeuse d'Eva. Ils se complétaient. Elle lui donnait un coup de main quand il avait besoin. Il la sortait un peu de sa monotonie quotidienne. Quand elle lâcha quelques informations sur le barman, afin de convaincre Javadd de s'en aller, la jeune femme secoua la tête, amusée, quand il lui rétorqua qu'elle fréquentait bien trop ce bar. "Faut pas croire, je connais aussi les bons endroits." dit-elle en souriant. En réalité, elle faisait quelques extras dans ce bar pour arrondir ses fins de mois. Mais voyant que cela ne le convainquit pas, elle évoqua la fameuse colère des femmes, ce qui le fit se lever de suite. "On devient des dragons à cause de vous." répondit-elle en riant. Mais il y avait une part de vérité dans ses mots. Quand Eva se mettait en colère, c'était souvent à cause des hommes de son entourage, que ce soit son père, ses frères ou Hélias. Ils la rendaient complètement folle ! Le trajet retour se fit sans encombre et très vite, ils rejoignirent l'appartement de la demoiselle, qui lui proposa une boisson chaude. Quand il demanda un café, elle s'apprêta à lui préparer cela quand il ajouta un petit pouce de trop. Le regard qu'elle lui lança le dissuada bien vite, puisqu'il se contenta simplement d'un café. "Je préfère..." dit-elle en plissant des yeux, allant dans la cuisine ouverte pour préparer un café et un thé. Elle sortit également un assortiment de biscuits, se doutant que Javadd n'avait sûrement pas grand chose dans l'estomac. Elle lui fera un sandwich, si ça le poussait à se dégriser. Quand tout fut prêt, elle revint dans le salon avec le plateau où tout était disposé. Elle donna le café à Javadd et lui tendit l'assiette de biscuits, avant de s'asseoir sur le canapé. Là, elle se tourna vers lui et demanda, avec douceur : "Et si tu me disais ce qu'il se passe ?" Elle connaissait Javadd. Elle savait que les soirées au bar étaient habituelles pour lui, mais d'ordinaire c'était plus festif, ce dernier étant souvent entouré de jeunes femmes. Le voir seul, ce soir, était encore plus synonyme d'un mal-être sur lequel elle voulait qu'il mette des mots. Et Eva était une oreille parfaite pour cela.